TDS 2014 : dis, papa, pourquoi tu cours si longtemps ? (épisode 2)
Un mois s’est déjà écoulé depuis mon envolée alpine. Happé par le boulot, et à vrai dire pas mécontent de breaker, l’atterrissage s’est curieusement fait tout en douceur. Avec enfin un bout de réponse à cette question que se posent nombre d’ultra-runners et leurs proches inquiets : est-ce que courir toujours plus loin, plus longtemps, est un engrenage irréversible ?
> UN HYPERACTIF BIEN DANS SA TÊTE & SES BASKETS
Je déteste Serge Lama. Trop mélancolique. Trop triste. Non, « je ne suis pas malade », Monsieur Serge, et je n’ai fichtrement pas envie de l’être. Je préfère continuer à me soigner à ma petite drogue douce bien-aimée, la bien-nommée course à pied. Si elle ne me garantit aucun excès de longévité, en attendant elle me maintient en éveil permanent. Elle me donne confiance ; me rend souriant ; me gonfle d’énergie et d’allant pour accomplir les 1 827 tâches quotidiennes qui, dans une vie normale, devraient s’étaler sur 3-4 jours.
Le problème, me confient régulièrement ceux qui me sont chers et qui, manifestement, tiennent encore un peu à moi, mon hyperactivité chronique est usante. C’est vrai, je ne tiens pas en place. Incapable de me mouvoir sans allonger la foulée. Toujours à chercher l’accès aux escaliers face à un ascenseur, même en tenue de ville et ordinateur en bandoulière. Cherchant le moindre prétexte pour me faire co-voiturer par madame, dans le seul but de rentrer à pied de faire des économies de carburant. Pour autant, cela fait-il de moi un drogué ? Je préfère le terme « boulimique modéré, lucide et éclairé ». Qui, l’expérience aidant, commence à avoir une idée précise jusqu’où il veut aller en gambadant.
> « PLUS C’EST LONG, PLUS C’EST BON »… AH BON ?
Pendant des années, j’ai fait mienne cette citation, érigée en principe de vie sportive. Possible qu’elle ait encore un peu de sens… mais elle ne durera pas aussi longtemps que les impôts. Désolé de te décevoir, cher papa, mais la promesse faite un dimanche soir devant Stade 2, à même pas 14 ans, commence à méchamment vaciller, avant même de pouvoir se concrétiser.
A cause de ce satané Gérard Holtz qui n’avait rien trouvé de mieux que de diffuser un reportage sur les 242 km du Spartathlon en Grèce, je m’étais retrouvé sans voix. Sur le cul. Subjugué par ces fondus du bitume allant extirper je ne sais quelle énergie au plus profond d’eux pour venir à bout de leur odyssée entre Sparte et Athènes. Je me tournai aussitôt vers mon père en pointant le doigt vers l’écran : « Papa, quand je serais grand, je ferai ça. » Depuis, pas une année ne s’écoule sans que j’y pense…
Et puis voilà que, l’heure de la digestion de la TDS ayant sonné, cette perspective est en train de m’échapper. Saperlipopette ! Je m’attendais à tout sauf ça en partant accrocher une nouvelle étoile au-dessus du Mont-Blanc. Quelle ironie… Il m’aura fallu faire mon premier saut dans l’au-delà du 100 km en montagne pour que tout s’éclaire. 21h41 d’effort pour que les ampoules s’illuminent à tous les étages. Pas bien vif, le garçon. Mais au moins, le cervelet commence à y voir plus clair.
Depuis des années, on me pose régulièrement deux questions :
1. « Courir aussi longtemps, ça sert à quoi ? », aussitôt suivi d’un « Et puis courir d’abord, c’est quoi l’utilité ? » Je ne m’appesantirai pas sur la deuxième partie, il faudrait partir de trop loin.
2. « T’es un vrai boulimique, mec, jamais tu t’arrêteras. 42 km, puis 100, 120, 165 km… Et puis c’est quoi la suite ? » Vaste sujet, qui commence par une bonne introspection et quelques explications.
> 1. DIS, PAPA, POURQUOI TU ENQUILLES TOUTES CES BORNES ?
• Parce que j’ai un égo surdimensionné. Sur chaque ultra, je rêve de revêtir mon tee-shirt de finisher et de l’exposer la semaine suivante au stade, dans la rue ou même au supermarché. Et vas-y que je bombe le torse, toutes sirènes hurlantes et diodes électro-fluorescentes. « Regardez comment je suis foooooooort ; oui, madame, vous avez le droit de toucher. » Si ce théorème pouvait vaguement fonctionner il y a quelques années, c’est désormais d’un affligeant ridiculisme, tant le nombre de participants sur les formats 20 à 150 heures non-stop a explosé, banalisant nos exploits.
• Regardez comment est aujourd’hui considéré un marathonien vantant ses 42,195 km : mouais…, limite petit joueur, voire gros ringard du bitume… Je ne suis guère mieux avec ma TDS en poche et mes modestes 119 km, qui feront doucement rire les 444 finishers du Tor des Géants, venus à bout il y a quinzaine de jours des 330 km et 24 000 mètres D+ non-stop dans le Val d’Aoste italien. M’en fous, je n’ai pas besoin du regard des autres pour me sentir à l’aise dans mes baskets.
• Je cours, donc je fuis. Tiens, il y a du vrai dans cette phrase. Gambader joyeusement en montagne des heures durant, c’est la certitude de s’éloigner du quotidien omnipressant et d’un rythme de vie de dingue pour ne plus penser à rien, sinon s’ébaubir devant les circonvolutions de dame Nature. Je ne fuis pas les miens, mais ce que les circonstances de la vie nous amènent à subir, citadins-urbains malgré nous devenus…
• Parce qu’il faut bien tuer le temps, à défaut d’avoir mieux à faire. Si je comprends bien, j’enquillerais les bornes comme grand-mère tricote ou écosse les petits pois ? C’est bien mal me connaître, tant je crie à l’injustice devant ces journées qui ne durent que 24 heures, alors qu’il m’en faudrait 4 à 6 supplémentaires pour m’endormir en paix.
• Alors, au final, pourquoi cours-tu autant ? Est-ce utile ? Pas vraiment. Est-ce que ça fait mal ? Celui qui affirme que c’est jouissif du début à la fin est un fieffé menteur et prend les non-initiés pour des truffes. Une passion égoïste ? Vu comment je fais stresser mon épouse, incapable de fermer l’œil durant mes escapades, c’est une évidence. Alors faire des choses qui ne servent à rien, ça sert à quoi ?
• Est-ce que ça me rend meilleur en tant qu’homme ? Faut pas exagérer, même si chacune de mes chevauchées célestes me galvanise. Un peu plus accompli et en paix avec moi-même ? Mmhhh… l’introspection nombriliste, c’est pas ma tasse de thé. J’ai en revanche compris plusieurs choses autour de Chamonix : manger des TUC et avaler de la soupe aux vermicelles en s’envoyant en l’air, c’est divin. Du trois étoiles Michelin version plein-air, où personne ne vous massacre du regard lorsque la tuyauterie se retrouve prise en flagrant délit de flatulences.
• Il y a encore mieux. Courir autant d’heures consécutives a une vraie vertu, décelée lors de mon précédent “record” de 16h07 non-stop en 2009. Dans la tête comme dans les jambes, tout y passe : ça pique, ça gratte, ça chatouille, ça rend euphorique, ça fait mal, c’est horrible, c’est trop bon… Désormais, je le sais : je cours longtemps rien que pour ressentir un des effets très particuliers de la fatigue, quand elle vous met le carafon entier à fleur de peau. Emotivité accrue, sensibilité exacerbée, sens décuplés… Voilà pourquoi je suis ultra.
> QUELQUES EXEMPLES RESSENTIS SUR CETTE TDS ?
• Mon fiston qui m’envoie en fin de journée un SMS conclu par un « Papa je t’aime » qui me fait fondre en larmes, après une dizaine d’heures de labeur,
• une haie d’honneur rien que pour moi, alors que je ne suis rien, ni personne, à quelques centaines de mètres du Cormet de Roselend (km66), ponctuée par des « Allez Benoît » vociférés par des dizaines de spectateurs déchaînés. Le simple fait d’y repenser me fout encore la chair de poule…,
• Et cette magie des derniers kilomètres… Indescriptible. Tu sais que c’est gagné, que tu vas y avoir droit à ta veste de finisher pour aller pavoiser dans les rayons des supermarchés. Bien qu’arpentant les chemins depuis plus de 20 heures, lors de cette TDS, j’ai encore eu l’impression de voler durant les dernières heures, porté par des jambes retrouvées et une irrésistible envie de prolonger ce moment. La sueur mêlée aux yeux embués, c’est pas ce qu’il y a de plus glamour, mais quels instants jubilatoires ! Même à 4h40 du mat, il y avait encore vie dans les rues de Chamonix. Le speaker, pas un brin entamé par sa nuit blanche, hurlant ses encouragements aux clopin-clopant arrivants.
Et dire qu’il m’a presque fallu faire deux fois le tour de la pendule pour savourer ce moment. C’est qu’en ultra-trail comme dans la vie en général, il faut savoir être patient. Oh, non, je ne veux surtout pas que ça s’arrête. Dans un état presque second, je me mets à psalmodier : « Ô, temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : laissez-nous savourer les rapides délices des plus beaux de nos jours ! » … » Mince, je me « lamartinise » avant le chant du coq devant l’église de Chamonix, ça devient sacrément inquiétant.
Je prolongerais bien le plaisir encore 15 à 20 km tellement j’ai retrouvé vie. Quand je vois l’état de fatigue prononcé des coureurs autour de moi, une fois de plus je ne comprends pas pourquoi je suis aussi bien. Mais que fais-je à leurs côtés alors que, douze heures plus tôt, je me morfondais sous le soleil dans une interminable montée ?
> 2. DIS, PAPA, QUAND EST-CE QUE TU T’ARRÊTERAS ?
Endors-toi, mon fils, il est tard. Et papa a encore quelques devoirs à faire avant de passer à autre chose que sa sempiternelle course à pied. Avec ce genre de périple, on en revient toujours à l’éternelle question de base tournée et retournée par les proches, les voisins et connaissances diverses pas branchées sur le même ultra-son : « Mais ça sert à quoi de faire des si longues distances, t’es un grand malade ! »
Ben nan, c’est justement parce que je me sens pleinement vivant que je cours aussi longtemps. Pour mieux ressentir le plaisir de vivre. Etre ultra, c’est explorer ses limites physiques, mentales et faire preuve d’une énoooorme curiosité, rien que pour le plaisir d’aller voir ce qu’il y a juste au-delà… Pour être ultra, faut-il être un brin masochiste ? Difficile à dire quand on s’est fait sienne cette autre devise : « C’est quand ça fait du mal que ça fait du bien ». Pour autant, je parviens très bien à m’accomplir sans souffrance, merci.
Chaque jour qui passe me rapproche un peu plus du format “100 miles” pour lequel j’ai parfois l’impression d’être spécialement venu au monde. Alors quand ma dulcinée voit chaque année le calendrier s’étoffer d’un délirant “Tor des Géants” (vous vous souvenez, ces fameux 330 km et 24 000 D+ d’une traite dans le Val d’Aoste) et autres délirantes UT4M, elle se met à flipper. Et presque à convulser lorsque je lui annonce que la trompeuse « Petite Trotte à Léon avec deux autres copains, tu sais ça me tenterait bien ». Cet Ultra Trail du Mont-Blanc version XXL (295 km et 26 500 D+), faut le reconnaître, ça a l’air chouette. Bon… passons !
Jusqu’où me mènera cette boulimie sportive difficilement contrôlable ? Pourquoi cette quête d’un Graal qui n’existe pas ? Ce n’était pas le but, et pourtant cette TDS m’a autant éclairé dans ma quête intérieure que les 575 lumens de ma nouvelle Petzl NAO sur les chemins envahis par le noir intégral. Le franchissement du « mur du cent » m’a fait l’effet d’un big-bang. Encore mieux que dans mes rêves, transformés en certitudes :
• Oui, plus que jamais, j’aspire à caresser le format « 100 miles » (160,9344 km) en montagne. Soit, à quelques hectomètres près, la distance reine de l’Ultra Trail du Mont-Blanc, référence mondiale en la matière.
• Non, en revanche, je n’ai pas, mais alors plus du tout envie d’aller taper au-delà de cette distance. Trop, c’est trop. Inutile. Destructeur. Cela nécessiterait un surinvestissement personnel trop coûteux, au détriment d’autres choses et nauséabond pour mon entourage. Trop d’entraînement. Trop de temps à passer loin des miens. Trop dur physiquement. Trop long pour m’en remettre.
Si mon ultra-mania peut m’aider à mieux me connaître et m’aider à me fixer mes propres limites, finalement, c’est une excellente nouvelle. En attendant, madame n’est pas chaude, mais alors pas du tout bouillante pour que j’allonge la distance, même d’une toute petite quarantaine de kilomètres. Pour 2015, année de mes 40 balais, j’ai pourtant sacrément envie de me l’emplâtrer, ce premier « 100 miles made in mountain ». Un petit “Grand Raid des Pyrénées” comme dépucelage, ça aurait de la gueule.
Plus que d’heures à crapahuter dans les sentiers, c’est un mémoire bétonné dont je vais avoir besoin pour la convaincre. M’aventurer sur un tel périple sans son consentement ? Même pas envisageable. Je sais être égoïste, mais pas à ce point. Le premier qui sort l’argument imparable avec thèse, antithèse, mortaise, contre-thèse et synthèse aura ma reconnaissance éternelle vers l’au-delà et l’infini !
Photos : perso // PETZL®|Lafouche
Mots-clefs : TDS 2014
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