Anonymes

Written by yesben. Posted in MOT A MAUX

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On les surnomme ainsi, les fameux sans-grades du peloton. Les oubliés du classement dont on ne parle jamais dans les journaux. Ceux qui en bavent encore sur les chemins, tandis que les vainqueurs se trémoussent sur les podiums à peine courbaturés, quand ils ne sont pas déjà rentrés à la maison. Après mon expérience inédite du week-end dernier, j’avais à cœur de leur rendre hommage.

> FIEVRE DU VENDREDI SOIR

L’occasion était trop belle. Huit jours après ma décontractante TDS autour du Mont-Blanc, j’étais tiraillé. D’un côté la raison me disait de poursuivre mon repos forcé et le régime houblon-TUC-pistaches ; de l’autre, comment résister à l’alléchante Nuit des Cabornes qui me tendait les bras ?

26 km et 1 250 D+, un vendredi soir à l’assaut de mes Monts d’Or voisins, seulement éclairé aux lumignons et à la frontale, ça avait de la gueule pour la rentrée des classes.

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J’ai finalement trouvé la solution : couper la poire en deux, car je n’avais pas du tout prémédité d’effectuer si tôt mon retour. L’option « ni oui, ni non » m’est venue en envoyant un simple SMS à une copine que j’entraîne depuis l’an dernier. « Ce serait tellement bête de ne pas mettre à profit tout l’entraînement accumulé durant l’été ! » tentais-je honteusement de la faire culpabiliser.

Madame étant enseignante, c’est qu’elle a eu le temps de gambader en juillet et août, malgré ses trois enfants. A peine le temps de lui envoyer ma missive qu’elle était déjà inscrite. Elle est comme ça la Sissi, légèrement impulsive…

Sur le coup, un léger remord. Dans quel pétrin l’ai-je envoyée ? Aucune expérience trail nature à son actif – juste un petit Lyon Urban Trail à son pedigree –, jamais enfilé de lampe frontale sur son casque : j’aurais peut-être mieux fait de me taire.

Mieux vaudrait assumer le coaching jusqu’au bout, mon garçon. T’es bon pour la marquer à la culotte durant la course, des fois qu’on la retrouverait samedi matin congelée au fond des bois ou dévorée par les sangliers.

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Et puis ça me fera une sympathique reprise avec les hostilités sportives, pour voir comment la machine a digéré les 120 km autour du Mont-Blanc. Egalement une occasion inédite, sans condescendance aucune, de me mêler à ces tous ces anonymes du peloton et tenter de comprendre comment se vit une course à l’arrière-ban.

> PAN… SUR MON BEC !

Sur eux, j’ai à peu près tout entendu en 15 ans de course : totalement inconscients car à peine entraînés ; des fainéants incapables de se faire mal et qui endossent un dossard comme on va à la pêche, à la cool et la glacière pleine de Kronenbourg-saucisson-beurre-pâté-chips ; des sportifs du dimanche sans volonté ni mental, baissant les armes au premier bleu à l’âme…

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Après la révélation de vendredi soir, je dois m’empresser de rétablir la vérité. Trop de compétiteurs baignent dans l’ignorance voire le mensonge, à l’insu de leur plein gré. Moi le premier. Auprès de tous ces anonymes du macadam et des sentiers, je fais acte de repentance.

Je leur adresse, pour la vie, un immense respect. Jamais plus je ne les regarderai de la même façon. Il ne faut pas se méprendre : pas une fois je n’ai manifesté de mépris à leur égard, faisant juste preuve d’une peu défendable indifférence, convaincu de pratiquer un autre sport. Hum… !

Quelle belle leçon j’ai pris ! Respect, messieurs-dames les sans-grades, de vous aligner sur des courses aussi éprouvantes. Vos organismes, bien souvent peu préparés ou carrément pas taillés pour de tels exercices, vous les malmenez avec une volonté qui ferait pâlir une rangée de merguez lancées sur un barbecue rouge vif.

C’est bien vous, mes héros de la Nuit des Cabornes. A mes yeux, vous méritez plus de respect que tous les forçats de la piste et machines de guerre qui tournent en ce moment même sur les 330 km du Tor des Géants, dans le Val d’Aoste italien.

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> BIEN ELEVES, POTACHES… & DECOMPLEXES

Evidemment, le cœur du peloton a des airs de Foire du Trône. Un joyeux bordel où l’on ne comprend pas bien ce qui se passe la première fois. Au milieu, à l’arrière, sur les côtés, en dessous comme au-dessus, ça bouchonne durant pas mal de kilomètres dès que la pente soubresaute. N’avoir d’autre échappatoire que se mettre à marcher et même de s’arrêter, alors que la machine commence tout juste à se mettre en branle, ça surprend.

Au deuxième tamponnage, j’ai vraiment cru que tout cela se terminerait en pugilat. Mais non, pas l’ombre d’une escarmouche. Pas un coureur n’a tenté d’en doubler un autre autour de moi, malgré l’absence de « code de conduite » dans le règlement intérieur de la course. Tous plus disciplinés les uns que les autres. Sidérant savoir-vivre rarement observé en tête du peloton, où j’en ai vu tellement truander les virages sous mes yeux, tout ça pour regagner une place et quelques ridicules secondes.

Autre surprise, au milieu d’un peloton, malgré les litres de sueur et les visages essoufflés, ça rigole, ça chantonne et ça raconte des vannes à tout-va. On aime… ou pas, mais ça a le mérite de détendre  l’atmosphère et de sortir de leur torpeur ceux qui commencent à somnoler. « T’as bien mis la tireuse à bière dans ton sac à dos ? » ; « Nan, j’ai que le décapsuleur ! »

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Ou ce groupe de joyeux drilles sentant les effluves d’une imaginaire raclette à l’approche du ravito du km 12. « J’espère qu’ils ont mis du vin blanc dedans, sinon c’est une impardonnable faute professionnelle ! » Et j’en passe et des meilleures, pas toutes du meilleur goût, mais qu’importe tant qu’il y a l’ivresse…

Et parce que je n’étais pas au bout de mes surprises, j’ai remarqué que les « sans-papiers » n’ont pas du tout, mais alors pas du tout les mêmes préoccupations que les grosses cylindrées s’étripant pour une place sur la « boîte ». La crainte des « winners » ? Que ça revienne de l’arrière. La hantise des « loosers » ? Ne pas passer le couperet fatidique des barrières horaires. Tu passes avant, tu poursuis l’aventure, tu passes en retard de quelques secondes et tu trépasses…

> MENTALEMENT, IL RESTE DU BOULOT…

J’ai également remarqué combien le renoncement pouvait facilement envahir certains. Les blagues potaches des premières heures ont fini par laisser place à une respiration saccadée chez nombre de candidats. Pour certains, plus d’envie, plus de jus, plus rien. Tous ces visages hagards au bord du chemin, passé le 20e km, m’ont à vrai dire effrayé. Comment peut-on se mettre dans des états de fatigue pareils sur une si « courte » distance ?

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Si bien que je me suis arrêté au moins à quatre reprises pour jouer les bons samaritains. Le premier, prostré, m’a lancé un « j’abandonne ». Je l’ai relevé et quasi forcé à marcher à mes côtés,  l’invectivant : « T’as pas le droit de renoncer maintenant, pas après tout ce que tu as fait. Si tu t’arrêtes là, tu vas le regretter longtemps. » « T’as raison, je repars. » Quand l’arrivée n’est plus qu’à 5-6 km, c’est interdit d’abandonner. Et la machine était relancée, tant bien que mal…

Un autre, assis par terre à 2 pauvres mini kilomètres de l’arrivée, m’a fait peine à voir. L’invitant à se remettre debout, il me lance : « J’peux pas, je vois des étoiles. » Putain, une hypo, si près du but, et il ne s’en rend pas compte. « Tu veux quelque chose à manger ? » « Oui, je crois que ça me ferait du bien. » Allez hop, une petite barre énergétique tout droit venue du ravito de Cormet de Roselend, au km62 de ma TDS il y a huit jours. Effet stimulant assuré, ça devrait être suffisant pour l’aider à rallier l’arrivée.

> ANONYME, JE DEVIENDRAI

Une dernière scène que je n’oublierai pas de sitôt : deux lampes frontales immobiles au milieu de chemin, dont l’une au sol éclairant les cieux. Serais-je à mon tour victime d’hallucinations ? Simplement deux nanas, dont l’une totalement crampée, soulagée par sa copine. Bah les filles, faites comme à la maison, prenez toute la place. Et tant que vous y êtes, passez-vous de la pommade et sortez l’épilateur électrique !

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Et voilà ma Sylvia qui, à son tour, s’amuse à faire des siennes. Je commençais aussi à la trouver un brin blanchâtre et les yeux myxomatosés aussi après 3h30 de labeur… Et pan, une pelle monumentale à 10 km de l’arrivée, à la faveur d’une descente pourtant peu technique. Un cri étouffé, suivi d’un vol plané, et trois garçons se précipitent sur elle pour la relever. C’est beau la solidarité au cœur du peloton. J’en aurais presque versé une larme, en repensant à bien des situations similaires à l’avant-course, mais à la conclusion tellement différente.

Prenez trois gars à la bagarre en tête. L’un se prend une tarte monstrueuse. S’il y a un spectateur ou bénévole à proximité, les deux autres ne se privent pas pour prendre la poudre d’escampette. Suis un peu dur, car il leur arrive de temporiser quelques micro-secondes pour s’assurer que l’infortuné n’est pas mort. Ainsi fonctionnent  les lois des compétiteurs : il faut allez de l’avant, coûte que coûte. Mais ne me faites pas dire que les « winners » n’ont pas de conscience : certains  font preuve d’un remarquable esprit de camaraderie et de très beaux vainqueurs.

Finalement, cette Nuit des Cabornes m’aura bien plus éclairé que ma frontale Petzl Nao à 575 lumens sur certaines réalités de la course à pied. Il est fort probable que je retourne plus régulièrement m’intoxiquer aux gaz carboniques émis par les anonymes de l’arrière-peloton, c’est tellement bon. D’ailleurs, il semblerait que j’en sois moi même-un, l’un de ces joyeux anonymes. Et ça me va très bien… 🙂

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 Photos : Perso, Yann Coric, Jacques Guido.

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Commentaires (2)

  • Benoît

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    En parcourant l’article, qui me parle car j’ai aussi crapahuté sur cette course, j’en ai vu des binômes, garçons filles ou garçons en mode furieux, et je vous ai surement croisé, mais il y a une constante , pour moi qui suis une pipelette notoire, on est pas des robots sur les chemins.
    Ca papote, donne des coups de mains, j’ai fait le poisson pilote pour une fille qui s’était déjà perdu … et c’est bien la première fois qu’une fille me suivait… et je me suis reconnu sur une des photos, l’heure de gloir à la Andy Warrol..promis en septembre je fais le 50…
    Merci pour les articles…

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    • yesben

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      Bonjour Benoît,
      bien d’accord avec toi : il y a des courses dans la course sur les trails auxquels nous participons, de belles rencontres à la clé, des compagnon(ne)s avec lequel on fait on un bout de chemin et qu’on apprend à connaître quelques minutes… voire quelques heures selon la distance. On rigole, on grimace, on s’entraide, on papote avec les spectateurs-randonneurs et les bénévoles. Chaque course est une aventure autant humaine que sportive, très différente et pleine de surprises à chaque fois.
      Tant pis pour ceux qui jouent la gagne tout à l’avant des pelotons, qui passent à côté de belles choses. Etre au cœur du peloton, vraiment, ça fait chaud au cœur. Plus les années vont passer, moins j’aurai de scrupules à décélérer sur un certain nombre d’épreuves pour privilégier le partage. De toute manière, je crois que je n’aurai pas le choix 🙂

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